XV
Pères Et Mères

 

Mike Fink et Jean-Jacques Audubon attendirent à distance discrète tandis que Hezekiah Study conduisait En-Vérité et Purity à travers le cimetière. Les tombes se situaient dans un curieux renfoncement dans le mur d’enceinte. Purity s’agenouilla devant les tombes de ses parents et pleura. En-Vérité s’agenouilla près d’elle. Au bout d’un moment elle tendit la main vers Hezekiah et le força lui aussi à se baisser. « Vous êtes tout ce qui me reste d’eux, lui dit-elle. Je n’ai pas de souvenirs à moi, alors je dois compter sur les vôtres. Venez avec nous.

— Je vous accompagnerai jusqu’à Philadelphie, répondit Hezekiah. Au-delà, je ne promets rien.

— Dès qu’Alvin commencera à parler de la Cité de Cristal, vous aurez la révélation, dit En-Vérité. Je vous assure. »

Hezekiah eut un sourire piteux. « Aura-t-on besoin d’un vieux pasteur puritain ?

— Aucun doute là-dessus. Mais un lettré comme vous… je crois qu’il faudra vous arracher à tout ce que pourrez apprendre là-bas si on veut entendre un sermon de vous.

— Je n’ai pas le cœur aux sermons, de toute façon. Je suis las du son de ma propre voix.

— Alors n’écoutez pas, dit Purity. Pourquoi devrions-nous être privés de vos sermons uniquement parce que vous ne voulez pas les entendre, vous ? »

Ils s’attardèrent encore quelque temps près des tombes. Ce fut seulement au moment du départ qu’En-Vérité s’étonna de l’étrangeté d’un tel renfoncement ne renfermant que ces deux tombes. En dehors de cette excroissance, les murs du cimetière formaient un rectangle classique.

Hezekiah entendit la question et hocha la tête. « Eh bien, voyez-vous, quand on les a enterrés, le sorceleur a imposé que les tombes se trouvent en dehors du cimetière de l’église. On n’accepte pas les sorciers en terre consacrée. Puis les sorceleurs sont partis, alors tous les voisins qui connaissaient et appréciaient les parents de Purity ont abattu le mur à cet endroit-là et l’ont rebâti autour des tombes, si bien qu’elles font maintenant partie du cimetière, en fin de compte. »

 

*

 

Debout sur la rive sud du Potomac, ils attendaient le retour du bac qui les conduirait aux États-Unis – plus exactement en Nouvelle-Suède dont le nom ne disait pas qu’on y parlait désormais presque autant l’anglais qu’en Pennsylvanie. Un oiseau aquatique à longues pattes plongea majestueusement dans l’eau, passa avec grâce et élégance de l’état de créature aérienne à celui d’animal aquatique.

« Dommage, Audubon est pas là pour nous dire quel oiseau c’est », fit Alvin.

Arthur Stuart prit la main de Margaret. « Tu y étais, toi. Tu connais. C’est quelle sorte d’oiseau qui m’a transporté ? » Margaret le regarda d’un air étonné. « Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je m’rappelle que j’ai volé. Des heures de temps, jusque dans l’Nord. Quelle sorte d’oiseau c’était ?

— Ce n’était pas un oiseau, répondit Margaret. C’était ta mère. Elle connaissait quelques sorcelleries dont se sert Gullah Joe. Elle a fabriqué des ailes et elle a volé en te portant pendant tout le voyage.

— Mais j’ai vu un oiseau, fit Arthur.

— Tu étais un nouveau-né. Comment peux-tu te souvenir ?

— Des ailes très grandes. C’était tellement beau d’voler. J’continue d’en rêver tout l’temps.

— Ta mère n’était pas un oiseau, Arthur Stuart, dit Margaret.

— Si. Un oiseau dans les airs et, après, une femme quand elle s’est posée par terre. »

Alvin se souvint alors d’une question qui avait obsédé Arthur pendant tout le temps où il avait côtoyé Audubon, une question qu’il n’avait jamais vraiment réussi à bien formuler pour obtenir la réponse qu’il désirait Alvin avait maintenant cette réponse.

« Elle t’attend, Arthur Stuart, dit-il. Avec ou sans ailes, ta mère oiseau vit toujours, elle t’attend pour le jour qui viendra. »

Arthur Stuart hocha la tête. « J’crois que t’as raison, dit-il. J’la sens des fois dans l’ciel, si haut que j’arrive pas à la voir, mais elle regarde en d’sous et elle me voit. » Il tourna les yeux vers Alvin et Margaret en quête d’encouragement. « C’est pas des bêtises, hein ?

— Il faudrait des milliers d’anges du paradis à la surveiller jour et nuit pour empêcher ta maman de te protéger », dit Margaret.

Le gamin hocha encore la tête. « C’est quand j’la verrai, fit-il, que j’connaîtrai mon vrai nom.

— Tous les noms seront vrais ce jour-là, dit Alvin. Quand on s’verra tous pour ce qu’on est réellement. »

Margaret n’ajouta rien. La perspective dans un avenir lointain d’un jour de la résurrection ne lui apportait aucun réconfort car elle n’avait jamais vu ce jour dans aucune flamme de vie. Toutes ses visions se terminaient tôt ou tard dans la mort. Voilà la réalité qu’elle connaissait.

Une réalité pourtant sans grande importance. Elle sentait son ventre s’arrondir là où grandissait la toute petite flamme du bébé. Du moment qu’elle avait le temps de vivre cette expérience, de mettre cette enfant au monde et de l’amener à l’âge adulte, elle ne se plaindrait pas lorsque la mort viendrait la chercher.

Le bac arriva et les passagers de Nouvelle-Suède débarquèrent bruyamment. Alvin, Margaret et Arthur retournèrent là où les attendaient Poissarde, Gullah Joe, Danemark et sa femme. Ils avaient voyagé vite mais la nouvelle les avait quand même rattrapés : on avait pendu en masse des esclaves rebelles à Camelot. Le pire était à craindre – John Calhoun avait proposé d’exécuter un Noir sur trois. Mais il s’avéra qu’on n’en avait pendu que vingt.

Que vingt.

On avait en outre lancé un mandat d’arrêt contre une fripouille du nom de Danemark Vesey, un métis illégalement affranchi qui avait tout manigancé en allant voir tous les bateaux négriers entrant au port. Eh bien, ce genre d’incident n’arriverait plus. On avait nettoyé Blacktown et on allait renforcer considérablement les lois concernant les déplacements des esclaves sans leur maître. Fini le temps des régimes indulgents pour les esclaves des colonies de la Couronne. Ils allaient apprendre qui était le patron.

Mais, une fois sur l’autre rive du Potomac, les versions changèrent. Les faits restaient les mêmes, mais on les rapportait avec une colère grandissante. Même les Noirs veulent la liberté, voilà ce qu’affirmaient les Nordistes. Quoi qu’ils aient prémédité, ils n’ont tué aucun Blanc. Et maintenant les colonies de la Couronne répriment encore plus durement ces malheureux. Ça suffit. Il faut poser des limites. Pas d’esclavage dans les territoires de l’Ouest. Et suppression des droits des pisteurs d’esclaves dans les États-Unis. Refus d’honorer le traité. Et si notre congrès actuel ne nous suit pas, nous en élirons un autre qui s’en chargera. Jamais plus un être humain du Nord ne sera la propriété d’un autre. Peut-être ne s’en rendait-on pas encore compte, mais c’étaient là des rumeurs de guerre, et ces graines ne tarderaient pas à porter leurs fruits. Margaret avait passé des mois à tenter d’empêcher pareil affrontement. Désormais elle savait que c’était le seul espoir de mettre fin à l’esclavage. Malgré les horreurs qu’elle présageait c’était une guerre qu’il fallait livrer. Et ici, en Nouvelle-Suède, les discussions sur un conflit éventuel venaient du bon camp. C’étaient ses semblables qui parlaient.

En entendant une telle conversation dans une auberge en bord de route où tous les clients pouvaient s’asseoir à la même table, Noirs, Blancs et tout l’éventail intermédiaire, Danemark se renversa sur sa chaise, se croisa les mains derrière la tête et déclara :

« Fait du bien d’être chez soi ! »

Durant tout le voyage, Alvin s’attela sans relâche à guérir les dommages causés à la femme de Danemark. Margaret lui avait certifié que tous les souvenirs de l’esclave existaient toujours dans sa flamme de vie, quelque part, mais qu’elle ne les voyait pas parce qu’ils restaient cachés à la femme elle-même. La tâche était longue, minutieuse, il ne guérissait que quelques nerfs à la fois, quelques toutes petites parcelles du cerveau. Mais tout le monde voyait les progrès que réalisait sa patiente. Elle boitait de moins en moins. Ses mains se faisaient plus habiles. Son parler plus clair. La mémoire lui revenait.

Puis un matin elle se réveilla en poussant un cri au sortir d’un rêve horrible. Poissarde était avec elle, mais Danemark arriva aussitôt au pas de course. Lorsqu’il entra dans la chambre, sa femme leva les yeux sur lui et dit : « J’ai rêvé t’as essayé me tuer ! »

En pleurant, Danemark lui avoua son terrible péché et implora son pardon. « J’suis plus cet homme-là », dit-il.

Cette guérison serait elle aussi longue et difficile.

Le trajet qu’Alvin avait effectué en une seule nuit en courant, porté par le chant vert, leur prit plus d’une semaine en marchant d’un pas tranquille. Mais ils en virent tout de même la fin dans une rue familière de Philadelphie. Arthur Stuart reconnut la pension et courut devant ses compagnons. Bientôt Mike Fink jaillit dans la rue pour les accueillir, suivi plus lentement mais avec tout autant de plaisir par En-Vérité, Purity et Hezekiah. Et lorsqu’Alvin pénétra dans la maison, il tomba sur une madame Louder couverte de farine qui ne se priva pas pour autant de le serrer dans ses bras. Elle adopta aussitôt Margaret comme sa fille préférée et fut tellement aux petits soins pour le bébé à venir qu’Alvin l’accusa pour blaguer de se prendre pour la mère.

Alvin et Margaret héritèrent de la meilleure chambre, celle avec un balcon donnant sur le jardin. C’est là qu’ils restèrent ce même soir, à goûter la paix de leur première nuit ensemble depuis si longtemps qu’Alvin s’étonna tout haut que leur enfant ait jamais pu être conçu.

« Il ne faut plus nous séparer comme ça, dit Margaret.

— Ben, c’est pas pour t’accuser, mais t’as tout autant voyagé qu’moi.

— C’est fini. Tu ne te débarrasseras plus de moi. »

Alvin soupira. « J’veux jamais me débarrasser de toi, mais j’veux aussite mettre le bébé à l’abri. J’vais t’emmener chez nous – Hatrack ou Vigor Church, comme tu veux – mais faut qu’j’aille dans une ville du Tennizy qui s’appelle Crystal City.

— Emmène-moi avec toi.

— Pour courir le risque d’accoucher sus la route ? Non, merci », fit Alvin.

Margaret soupira à son tour. « Tous ces va-et-vient, toutes ces séparations, et qu’avons-nous accompli ? La guerre va quand même éclater. Et tu ne sais toujours pas comment te servir de ton soc de charrue, ni en quoi consiste réellement la Cité de Cristal, ni comment la bâtir.

— J’connais tout d’même quèques affaires, fit Alvin. Et p’t-être que la principale raison de ces voyages, c’est pas les ouvrages qu’on avait en tête. C’est p’t-être les genses qui s’trouvent dans les aut’ chambres. Danemark, Gullah Joe, Poissarde et la femme de Danemark… m’est avis qu’on va tous les emmener à la Cité de Cristal, en fin d’compte. Pour c’qui est de Purity et d’Hezekiah… m’est avis qu’ils viendront aussi.

— Et Calvin, dit Margaret. Il a changé.

— Mais il pourra pas s’décider à nous suivre.

— Je crois qu’il a honte de ce que son insouciance a provoqué à Camelot. Mais il est plus sérieux. Sa flamme de vie révèle beaucoup de chemins qui mènent quelque part. Et…

— Et ? »

Elle porta la main de son mari à ses lèvres et l’embrassa. « Et j’ai peut-être d’autres raisons de m’intéresser à l’avenir avec davantage d’espoir.

— M’est avis qu’il pense sûrement autrement, asteure qu’il me doit un brin la vie.

— Bah, ne compte pas sur de la reconnaissance. C’est la plus éphémère de toutes les vertus humaines. Le changement chez lui doit être plus profond. Ç’a commencé quand il a soulevé cette vague pour empêcher la révolte des esclaves, je crois. Des milliers de vies ont été sauvées. »

Alvin gloussa.

« Pourquoi ris-tu ?

— Ben, j’étais sus la route, mais j’regardais ce qui s’passait pus loin. Je l’ai vu qu’essayait d’agiter l’eau, comme le jeu qu’on avait étant drôles. Mais il était si mal en train, il était pas de taille, il arrivait pas à s’concentrer.

— Alors c’est toi qui l’as fait.

— C’était pas facile, même pour moi, alors que j’étais bien portant et habitué.

— Eh bien, ne lui dis pas qu’il n’est pour rien dans cette inondation. »

Alvin se mit à rire.

« Pour lui ôter le seul souvenir d’avoir fait quèque chose d’héroïque ? Pas de danger. »

Ils restèrent un moment sans parler. Puis Margaret se tapota le ventre et soupira.

« Quoi ?

— Je me disais que ma mère aurait adoré se trouver ici avec nous. Elle aimait tellement les bébés. Elle en a perdu deux avant que j’arrive et que je survive à la petite enfance.

— Mais elle est icitte, ta mère », fit Alvin. Il tendit la main et la posa sur la poitrine de sa femme, au niveau du cœur. « Chaque battement d’cœur, c’est elle qui l’a mis là, elle a entendu ces battements dedans son ventre, mois après mois. Elle est dans ta flamme de vie asteure, comme t’étais dans la sienne. Ça s’en va pas à cause d’une ’tite affaire comme la mort. »

Margaret lui sourit. « J’imagine que tu as raison, Al. Comme d’habitude. »

Il l’embrassa. Ils restèrent encore un moment sur le balcon, jusqu’à ce que les moustiques les forcent à rentrer. Ils s’endormirent collés l’un à l’autre, et même durant leur sommeil ils ne cessèrent de se chercher de la main, de peur que l’être aimé ne se soit éclipsé au cours de la nuit.

Comme par miracle, ils étaient encore là au matin, peau contre peau, respirant d’un même souffle, leurs cœurs battant d’un même rythme, leurs flammes de vie éclatantes, leurs existences étroitement mêlées.

 

AINSI S’ACHÈVE

FLAMMES DE VIE

 

CINQUIÈME LIVRE DES

CHRONIQUES D’ALVIN LE FAISEUR

Flammes de vie
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